Retard postal, partie six (et fin)
Il ne fut pas surpris de trouver, en rentrant, une lettre, parfaitement posée au centre de sa boîte aux lettres, alors que le facteur était déjà passé le matin même. A peine la porte d'entrée fut-elle fermée que Gus posa la lettre du soir sur le bureau et fouilla sa sacoche pour en exhiber celle du matin. Il la déplia et en finit la lecture.
...Avant de continuer, n'oublie pas la belle Elise.
Et cesse tes conneries au plus vite. Parce qu'aujourd'hui, mon vieux, c'était du grand art. Une gaffe admirable, mais joliment rattrapée. Tu étais en grande forme, comme je t'aime. Capable du pire, comme du meilleur.
Allez, ne te décourage pas. Je crois toujours en toi. Et cette fois je ne suis pas seul.
Je reste ton premier fan.
Le courrier du soir n'était pas de sa main. Son sourire grandit à mesure qu'il en parcourait les rondes lignes.
Amour,
Ne va surtout pas t'affliger de ce qui s'est produit aujourd'hui. Je sais que tu veux concrétiser notre rencontre. Et je peux t'assurer que tu y es parvenu, de la plus jolie des manières : à force d'amour.
Respire, tu es un homme formidable, déterminé et capable. Un homme fort et sensible dont peuvent rêver nombre de femmes.
Sache que je tiens à notre relation autant que tu souhaites la construire. Tu sais être si attentionné, si délicat, si prévenant qu'il faudrait être folle pour ne pas t'avoir gardé dans ma vie.
Je n'ai pas ta prédisposition à l'écriture, aussi je fais bref, mais tu as mon soutien le plus inconditionnel. Mon amour pour toi est sans faille. Je t'attends patiemment, darling, viens à ma conquête, je ne demande pas mieux.
Je t'aime. Fort.
Elise n'avait pas signé, elle n'en avait pas besoin.
Se prétextant alors à lui-même une masse titanesque de travail, de la post-production de ses photographies à l'écriture d'un premier roman, Gus ne quitta pas son domicile durant les deux semaines suivantes. La présence du téléphone à portée de sa main était fortuite et accidentelle. Du moins telle aurait été la réponse formulée si la question lui avait été posée. En toute mauvaise foi, entièrement assumée.
Le travail sur ce premier roman s'avéra plus difficile qu'escompté, laborieux, même, son esprit se laissant embarquer dans l'entrepont de ses fantasmes de rencontres par les déferlantes du souvenir de ses maladresses. Son coeur tanguait et l'écriture ne parvenait pas à calmer le roulis de son âme. L'idée de ce nouveau livre paraissait pourtant riche et prometteuse, propice au foisonnement de descriptions et d'ambiances. La liste des personnages se croisant et se télescopant annonçait un jeu passionnant de rencontres, de fuites et de poursuites. Mais au bout d'une quinzaine, accroché à sa plume, il n'avait produit qu'une vingtaine de pages, dont il estimait que la moitié méritait d'être réécrite.
La troisième semaine entamait sa rengaine lancinante lorsque, vers le milieu de la matinée, le téléphone ramena Gus à sa réalité. Sa main pleine d'espoir se détendit prestement, affamée de contact. Haletant d'espoir, le coeur souriant, il décrocha :
- Allô ?
- Monsieur Travelle ?
- Oui...
- Bonjour, Monsieur, vous nous avez fait parvenir votre manuscrit il y a de cela deux semaines. Notre comité de lecture l'a apprécié. Nous souhaiterions vous rencontrer, afin d'envisager d'éventuelles corrections, minimes, avant de le publier. Lors de cet entretien, nous signerons également un contrat pour la publication de votre recueil...
Mais Gus n'écoutait pas, perdu au-delà d'un horizon qui ne se manifestait pas, se refusant à lui, dans une absence de repaire déroutante.
- Allô, Monsieur Travelle, vous m'entendez ?
- Oui, j'ai bien noté, répondit-il, distrait. Demain, dans vos locaux, en début d'après-midi... Merci. Bonne journée, Madame. A demain.
Le téléphone ne donna plus signe de vie. La journée s'étira mollement puis céda le pas à une soirée paresseuse. La nuit oscilla entre solitude et fatigue, avant de laisser à Gus l'opportunité de quelques heures de sommeil sans rêves.
L'aube le cueillit au bord du désespoir et seule la perspective du rendez-vous chez l'éditeur lui insuffla un semblant de vie. Il se prépara machinalement et sortit, satisfait tout de même de se frotter au monde extérieur, comme on peut être content de ressentir la légère douleur d'un membre ankylosé après un cauchemar trop réaliste. La luminosité de la ville semblait plus agressive, les odeurs plus présentes, les bruits plus dissonants que d'habitude. Le chemin de son avenir proche se déroula mécaniquement.
Sur place, les choses allèrent vite et bien. Le contrat ne promettait pas une montagne d'or, mais lui apportait la reconnaissance, de sa plume et de son style, malgré le travail restant à fournir. La sonnerie du téléphone stoppa la signature du document. Confus, Gus hésita puis apposa sa griffe aux endroits réservés. C'est en souriant qu'il s'imagina faisant désormais partie d'une grande famille, certes pas sur la branche la plus noble, mais il avait toujours regardé la noblesse avec méfiance et suspicion. Un nouveau-né de la plume d'acier venait de se faire adopter.
Pourtant la solitude revint en force lorsque, sortant de chez l'éditeur, il consulta son répondeur. Mathilde l'informait d'une livraison de thé noir le soir même. Il avait le temps de se rendre à la boutique. Mais il redoutait d'affronter le regard interrogatif d'Elise. Il craignait qu'elle ne se méfie de lui. Qu'elle ne se montre froide ou distante. Pourtant il devait la voir, s'accorder à lui-même une chance de lui parler.
Le ventre noué, comme lorsqu'il avait fait le chemin jusqu'à l'église, la première fois, il se mit en route. Le trajet trop court ne lui laissant pas le temps de préparer son discours, pas plus que de se donner une contenance qui put le satisfaire. Penaud, il poussa la porte de la boutique aux mille parfums fleuris et se sentit tomber dans un traquenard. Elise était là, réglant sa commande. Gus entamait un demi-tour digne des plus grands lâches sur le champ de bataille.
- Tiens, mais qui voilà ! C'est ce bon Monsieur Gus. Entrez, mais entrez donc.
N'ayant plus le choix de la fuite, l'animal apeuré s'introduisit aussi discrètement que possible dans l'herboristerie, persuadé que l'on pouvait encore ignorer sa présence.
- Comme convenu je vous ai préparé votre commande, Monsieur Gus. J'ai presque fini avec la demoiselle. Approchez donc, ne soyez pas timide. Il se trouve que vous buvez exactement le même breuvage que cette délicieuse créature, s'amusa-t-elle avec malice. Puis s'adressant à Elise :
- Ma jolie, cela ne vous dérange pas si je vais chercher de suite la commande du jeune homme ?
- Pas du tout, l'excusa Elise, je vous en prie, Mathilde.
Gus avança à pas feutré, tandis que Mathilde disparaissait dans l'arrière boutique.
- Bonjour, osa-t-il.
- Bonjour, Gus.
Elise lui faisait face. Elle avait revêtu une jolie robe violette, dont il savait que c'était sa couleur préférée. Ses yeux de jade s'habillaient d'un unique trait de crayon noir. Nul maquillage ne venait gâcher sa beauté. Elle était là, parfaite de simplicité.
- Vous êtes magnifique, Elise. Le violet a été inventé pour vous. Pour vous permettre de donner un sens à cette couleur.
- Vous n'êtes qu'un vil flatteur, murmura-t-elle.
- Je ne dis que la vérité. A quoi me servirait de vous flatter ? Comment allez-vous, depuis notre dernière rencontre ?
- Ma foi, notre dernière entrevue m'a laissée perplexe. Perplexe et quelque peu troublée.
- Me permettez-vous de vous laisser meilleure impression aujourd'hui ? Que diriez-vous d'aller flâner sur les berges ? Nous ne serons pas obligés de parler.
- Très tentant, à vrai dire. Mais je n'ai peut-être pas le temps.
- Heureusement pour moi, le temps n'existe pas.
- Ah oui, vraiment ? Encore une de vos idées dont vous aimeriez me convaincre, peut-être.
- Oui, si seulement vous m'en laissiez...
- Le temps ?
- L'espace. D'une promenade au fil de l'eau.
- Vous êtes un acrobate, dites-moi. Doublé d'un jongleur. Les mots virevoltent, avec vous, et l'on s'y laisse prendre avec plaisir.
- J'essaie simplement de les utiliser du mieux que je peux, commença-t-il. Pour en faire de jolies choses.
- Entreprendre les demoiselles, par exemple, en leur offrant de beaux bouquets de jolis mots ?
- En fait, je n'ai jamais offert mes mots à quiconque. Je les garde par devers moi.
- C'est bien dommage. Vous avez le potentiel pour réussir à charmer une belle, avec une telle virtuosité.
- Il y a de fortes chances qu'on réussisse mieux les entreprises que l'on trouve passionnantes.
- Et vous êtes passionné, je présume ?
Gus sentit le fard lui monter au visage. Une écrevisse plongée dans l'eau bouillante n'aurait pas mieux réagi, à tous points de vue.
- La passion est bien souvent une mauvaise conseillère. Malheureusement.
- Vous parlez par expérience ou par conviction ?
- L'expérience forge très souvent la conviction, vous ne croyez pas ? Je suis d'un tempérament passionné, en effet. Mais je me soigne. La tempérance, la lenteur et l'exigence sont des stratagèmes efficaces si l'on veut éviter les affres de la passion.
Durant tout l'échange ils n'avaient pas remarqué le retour de Mathilde au comptoir. La vielle dame les regardait, attendrie et les écoutait, amusée. Lorsqu'ils l'aperçurent, ils réglèrent leur note en silence puis sortirent.
Gus s'effaça devant Elise, en lui tenant la porte et lorsqu'elle passa près de lui, la senteur océane de ses boucles folles l'étourdit un instant. Rêvant à un littoral au parfum d'iode et de houle, il imagina le plaisir de plonger le visage dans les cheveux d'une sirène.
Ils marchèrent en silence, d'abord, rejoignant les bords de la rivière par de petites rues peu fréquentées. Arrivés sur les quais, ils prirent une direction au hasard. Gus déplora de ne pas avoir apporté son reflex, la lumière du soir jouant à la surface de l'onde liquide dans un embrasement féroce. Puis de questions timides en réponses de moins en moins évasives, l'échange prit forme, Gus cherchant à la connaître, à l'apprendre un peu plus. Il lui en dit le moins possible sur lui, révélant seulement qu'il écrivait, espérant un jour vivre de ce qu'il désirait être un talent. La promenade dura plus d'une heure et ils se quittèrent comme le ciel s'assombrissait, changeant les eaux de feux en étendues noires qui bientôt se feraient miroir de la vie nocturne.
- Je vous souhaite une bonne soirée, Elise... Oh, si vous me permettez...
Il inscrivit rapidement son numéro de téléphone et son adresse sur une page du calepin qu'il traînait continuellement dans ses poches, la déchira puis lui tendit, nerveux, les doigts légèrement tremblant. Sans un mot, elle accepta le morceau de papier et le glissa dans son sac à main après l'avoir plié en deux.
Il retrouva son appartement et sa solitude, sans pour autant en souffrir ou en éprouver de l'insatisfaction. Les jours suivants gonflèrent peu à peu le ventre des nuages, jusqu'à ce que, ne pouvant plus se contenir, ils se déversent en un fantastique déluge, un soir d'août.
Gus avait cessé de regarder le calendrier d'un air de reproche. Il oeuvrait dur à la rédaction de son roman. Et se montrait efficace, ne se posant plus de question, faisant défiler les chapitres, noircissant les pages l'une après l'autre. Son esprit avait trouvé une certaine sérénité dans l'action. Nul courrier n'était venu troubler son travail.
A la fin d'une journée chargée, l'orage éclata enfin en gerbes mouillantes, rinçant la ville de sa lourdeur. Gus se redressa au premier coup de tonnerre, posa sa plume et entreprit quelques étirements. Il se leva. Ses articulations craquèrent. Il s'approchait de la fenêtre lorsque retentit la sonnerie du téléphone. Dans une palpitation, il prit la communication.
- Oui ?
- Vous aimez la pluie, me semble-t-il.
- Oui...
- Alors pourquoi ne pas sortir ?
Elise avait déjà raccroché. Jetant un regard interrogatif par la fenêtre, Gus sut qu'il devait descendre sans tarder. Il avala les escaliers comme un fou, manquant de se rompre le cou et se retrouva en bas de son immeuble, sans avoir pris le temps de se couvrir ni de se chausser.
Ils se retrouvèrent sur le trottoir ruisselant. Le vent avait grossi, la pluie s'était intensifiée, projetant les rares passants encore dehors sous un porche providentiel ou dans n'importe quel magasin ouvert. Seuls, Elise et Gus, face à face, affrontaient les éléments liquides qui semblaient ne plus vouloir finir de se déverser des cieux. Ils restèrent silencieux, le regard de l'un se noyant dans les yeux de l'autre, se buvant mutuellement de leurs prunelles éclaboussées d'amour, tandis que la terre recevait le plus beau des baptêmes qu'elle eut espéré depuis des éons. Leurs vêtements gorgés de pluie ne pouvaient en absorber une molécule de plus. Ils demeurèrent immobiles, communiant par la pensée, prenant la mesure de l'instant présent et éternel, regardant mourir avant, laissant venir après, elle, pleurant de joie sous les larmes célestes, lui, rendu presque aveugle derrière les carreaux noyés de ses lunettes embuées.
Elle serrait une petite liasse de feuilles que la pluie délavait, effaçant la ronde écriture qui dansait avec les gouttes d'eau. Les lettres tombèrent au sol. Peu à peu, les mots s'en échappèrent, emportés par l'ondée céleste. Elise avança. Un pas, puis un autre, et encore un amenèrent Gus au contact de la femme de ses pensées. Elle lui retira délicatement ses lunettes.
Nul ne put dire lequel des deux prit l'initiative. Ils s'embrassèrent. Le geste était spontané, mutuel et réciproque. Ce baiser engageait tout leur être, prenant sa source au-delà du simple désir, dépassant le seul plaisir. Deux personnes emplies d'amour, deux moitiés trop longtemps séparées se retrouvaient enfin pour reformer l'entité qu'elles n'auraient jamais dû cesser d'être. Leur baiser dura l'éternité et peu à peu, ils s'effacèrent aux yeux du monde, se fondant en un tout lumineux, une onde d'amour intemporelle et cosmique. Et ils disparurent pour retourner d'où ils étaient.