dimanche 27 mars 2022

 Retard postal, partie six (et fin)


Il ne fut pas surpris de trouver, en rentrant, une lettre, parfaitement posée au centre de sa boîte aux lettres, alors que le facteur était déjà passé le matin même. A peine la porte d'entrée fut-elle fermée que Gus posa la lettre du soir sur le bureau et fouilla sa sacoche pour en exhiber celle du matin. Il la déplia et en finit la lecture.


...Avant de continuer, n'oublie pas la belle Elise.


Et cesse tes conneries au plus vite. Parce qu'aujourd'hui, mon vieux, c'était du grand art. Une gaffe admirable, mais joliment rattrapée. Tu étais en grande forme, comme je t'aime. Capable du pire, comme du meilleur.


Allez, ne te décourage pas. Je crois toujours en toi. Et cette fois je ne suis pas seul.


Je reste ton premier fan.


Le courrier du soir n'était pas de sa main. Son sourire grandit à mesure qu'il en parcourait les rondes lignes.


Amour,


Ne va surtout pas t'affliger de ce qui s'est produit aujourd'hui. Je sais que tu veux concrétiser notre rencontre. Et je peux t'assurer que tu y es parvenu, de la plus jolie des manières : à force d'amour.


Respire, tu es un homme formidable, déterminé et capable. Un homme fort et sensible dont peuvent rêver nombre de femmes.


Sache que je tiens à notre relation autant que tu souhaites la construire. Tu sais être si attentionné, si délicat, si prévenant qu'il faudrait être folle pour ne pas t'avoir gardé dans ma vie.


Je n'ai pas ta prédisposition à l'écriture, aussi je fais bref, mais tu as mon soutien le plus inconditionnel. Mon amour pour toi est sans faille. Je t'attends patiemment, darling, viens à ma conquête, je ne demande pas mieux.


Je t'aime. Fort.


Elise n'avait pas signé, elle n'en avait pas besoin.

Se prétextant alors à lui-même une masse titanesque de travail, de la post-production de ses photographies à l'écriture d'un premier roman, Gus ne quitta pas son domicile durant les deux semaines suivantes. La présence du téléphone à portée de sa main était fortuite et accidentelle. Du moins telle aurait été la réponse formulée si la question lui avait été posée. En toute mauvaise foi, entièrement assumée.

Le travail sur ce premier roman s'avéra plus difficile qu'escompté, laborieux, même, son esprit se laissant embarquer dans l'entrepont de ses fantasmes de rencontres par les déferlantes du souvenir de ses maladresses. Son coeur tanguait et l'écriture ne parvenait pas à calmer le roulis de son âme. L'idée de ce nouveau livre paraissait pourtant riche et prometteuse, propice au foisonnement de descriptions et d'ambiances. La liste des personnages se croisant et se télescopant annonçait un jeu passionnant de rencontres, de fuites et de poursuites. Mais au bout d'une quinzaine, accroché à sa plume, il n'avait produit qu'une vingtaine de pages, dont il estimait que la moitié méritait d'être réécrite.

La troisième semaine entamait sa rengaine lancinante lorsque, vers le milieu de la matinée, le téléphone ramena Gus à sa réalité. Sa main pleine d'espoir se détendit prestement, affamée de contact. Haletant d'espoir, le coeur souriant, il décrocha :

- Allô ?

- Monsieur Travelle ?

- Oui...

- Bonjour, Monsieur, vous nous avez fait parvenir votre manuscrit il y a de cela deux semaines. Notre comité de lecture l'a apprécié. Nous souhaiterions vous rencontrer, afin d'envisager d'éventuelles corrections, minimes, avant de le publier. Lors de cet entretien, nous signerons également un contrat pour la publication de votre recueil...

Mais Gus n'écoutait pas, perdu au-delà d'un horizon qui ne se manifestait pas, se refusant à lui, dans une absence de repaire déroutante.

- Allô, Monsieur Travelle, vous m'entendez ?

- Oui, j'ai bien noté, répondit-il, distrait. Demain, dans vos locaux, en début d'après-midi... Merci. Bonne journée, Madame. A demain.

Le téléphone ne donna plus signe de vie. La journée s'étira mollement puis céda le pas à une soirée paresseuse. La nuit oscilla entre solitude et fatigue, avant de laisser à Gus l'opportunité de quelques heures de sommeil sans rêves.

L'aube le cueillit au bord du désespoir et seule la perspective du rendez-vous chez l'éditeur lui insuffla un semblant de vie. Il se prépara machinalement et sortit, satisfait tout de même de se frotter au monde extérieur, comme on peut être content de ressentir la légère douleur d'un membre ankylosé après un cauchemar trop réaliste. La luminosité de la ville semblait plus agressive, les odeurs plus présentes, les bruits plus dissonants que d'habitude. Le chemin de son avenir proche se déroula mécaniquement.

Sur place, les choses allèrent vite et bien. Le contrat ne promettait pas une montagne d'or, mais lui apportait la reconnaissance, de sa plume et de son style, malgré le travail restant à fournir. La sonnerie du téléphone stoppa la signature du document. Confus, Gus hésita puis apposa sa griffe aux endroits réservés. C'est en souriant qu'il s'imagina faisant désormais partie d'une grande famille, certes pas sur la branche la plus noble, mais il avait toujours regardé la noblesse avec méfiance et suspicion. Un nouveau-né de la plume d'acier venait de se faire adopter.

Pourtant la solitude revint en force lorsque, sortant de chez l'éditeur, il consulta son répondeur. Mathilde l'informait d'une livraison de thé noir le soir même. Il avait le temps de se rendre à la boutique. Mais il redoutait d'affronter le regard interrogatif d'Elise. Il craignait qu'elle ne se méfie de lui. Qu'elle ne se montre froide ou distante. Pourtant il devait la voir, s'accorder à lui-même une chance de lui parler.

Le ventre noué, comme lorsqu'il avait fait le chemin jusqu'à l'église, la première fois, il se mit en route. Le trajet trop court ne lui laissant pas le temps de préparer son discours, pas plus que de se donner une contenance qui put le satisfaire. Penaud, il poussa la porte de la boutique aux mille parfums fleuris et se sentit tomber dans un traquenard. Elise était là, réglant sa commande. Gus entamait un demi-tour digne des plus grands lâches sur le champ de bataille.

- Tiens, mais qui voilà ! C'est ce bon Monsieur Gus. Entrez, mais entrez donc.

N'ayant plus le choix de la fuite, l'animal apeuré s'introduisit aussi discrètement que possible dans l'herboristerie, persuadé que l'on pouvait encore ignorer sa présence.

- Comme convenu je vous ai préparé votre commande, Monsieur Gus. J'ai presque fini avec la demoiselle. Approchez donc, ne soyez pas timide. Il se trouve que vous buvez exactement le même breuvage que cette délicieuse créature, s'amusa-t-elle avec malice. Puis s'adressant à Elise :

- Ma jolie, cela ne vous dérange pas si je vais chercher de suite la commande du jeune homme ?

- Pas du tout, l'excusa Elise, je vous en prie, Mathilde.

Gus avança à pas feutré, tandis que Mathilde disparaissait dans l'arrière boutique.

- Bonjour, osa-t-il.

- Bonjour, Gus.

Elise lui faisait face. Elle avait revêtu une jolie robe violette, dont il savait que c'était sa couleur préférée. Ses yeux de jade s'habillaient d'un unique trait de crayon noir. Nul maquillage ne venait gâcher sa beauté. Elle était là, parfaite de simplicité.

- Vous êtes magnifique, Elise. Le violet a été inventé pour vous. Pour vous permettre de donner un sens à cette couleur.

- Vous n'êtes qu'un vil flatteur, murmura-t-elle.

- Je ne dis que la vérité. A quoi me servirait de vous flatter ? Comment allez-vous, depuis notre dernière rencontre ?

- Ma foi, notre dernière entrevue m'a laissée perplexe. Perplexe et quelque peu troublée.

- Me permettez-vous de vous laisser meilleure impression aujourd'hui ? Que diriez-vous d'aller flâner sur les berges ? Nous ne serons pas obligés de parler.

- Très tentant, à vrai dire. Mais je n'ai peut-être pas le temps.

- Heureusement pour moi, le temps n'existe pas.

- Ah oui, vraiment ? Encore une de vos idées dont vous aimeriez me convaincre, peut-être.

- Oui, si seulement vous m'en laissiez...

- Le temps ?

- L'espace. D'une promenade au fil de l'eau.

- Vous êtes un acrobate, dites-moi. Doublé d'un jongleur. Les mots virevoltent, avec vous, et l'on s'y laisse prendre avec plaisir.

- J'essaie simplement de les utiliser du mieux que je peux, commença-t-il. Pour en faire de jolies choses.

- Entreprendre les demoiselles, par exemple, en leur offrant de beaux bouquets de jolis mots ?

- En fait, je n'ai jamais offert mes mots à quiconque. Je les garde par devers moi.

- C'est bien dommage. Vous avez le potentiel pour réussir à charmer une belle, avec une telle virtuosité.

- Il y a de fortes chances qu'on réussisse mieux les entreprises que l'on trouve passionnantes.

- Et vous êtes passionné, je présume ?

Gus sentit le fard lui monter au visage. Une écrevisse plongée dans l'eau bouillante n'aurait pas mieux réagi, à tous points de vue.

- La passion est bien souvent une mauvaise conseillère. Malheureusement.

- Vous parlez par expérience ou par conviction ?

- L'expérience forge très souvent la conviction, vous ne croyez pas ? Je suis d'un tempérament passionné, en effet. Mais je me soigne. La tempérance, la lenteur et l'exigence sont des stratagèmes efficaces si l'on veut éviter les affres de la passion.

Durant tout l'échange ils n'avaient pas remarqué le retour de Mathilde au comptoir. La vielle dame les regardait, attendrie et les écoutait, amusée. Lorsqu'ils l'aperçurent, ils réglèrent leur note en silence puis sortirent.

Gus s'effaça devant Elise, en lui tenant la porte et lorsqu'elle passa près de lui, la senteur océane de ses boucles folles l'étourdit un instant. Rêvant à un littoral au parfum d'iode et de houle, il imagina le plaisir de plonger le visage dans les cheveux d'une sirène.

Ils marchèrent en silence, d'abord, rejoignant les bords de la rivière par de petites rues peu fréquentées. Arrivés sur les quais, ils prirent une direction au hasard. Gus déplora de ne pas avoir apporté son reflex, la lumière du soir jouant à la surface de l'onde liquide dans un embrasement féroce. Puis de questions timides en réponses de moins en moins évasives, l'échange prit forme, Gus cherchant à la connaître, à l'apprendre un peu plus. Il lui en dit le moins possible sur lui, révélant seulement qu'il écrivait, espérant un jour vivre de ce qu'il désirait être un talent. La promenade dura plus d'une heure et ils se quittèrent comme le ciel s'assombrissait, changeant les eaux de feux en étendues noires qui bientôt se feraient miroir de la vie nocturne.

- Je vous souhaite une bonne soirée, Elise... Oh, si vous me permettez...

Il inscrivit rapidement son numéro de téléphone et son adresse sur une page du calepin qu'il traînait continuellement dans ses poches, la déchira puis lui tendit, nerveux, les doigts légèrement tremblant. Sans un mot, elle accepta le morceau de papier et le glissa dans son sac à main après l'avoir plié en deux.

Il retrouva son appartement et sa solitude, sans pour autant en souffrir ou en éprouver de l'insatisfaction. Les jours suivants gonflèrent peu à peu le ventre des nuages, jusqu'à ce que, ne pouvant plus se contenir, ils se déversent en un fantastique déluge, un soir d'août.

Gus avait cessé de regarder le calendrier d'un air de reproche. Il oeuvrait dur à la rédaction de son roman. Et se montrait efficace, ne se posant plus de question, faisant défiler les chapitres, noircissant les pages l'une après l'autre. Son esprit avait trouvé une certaine sérénité dans l'action. Nul courrier n'était venu troubler son travail.

A la fin d'une journée chargée, l'orage éclata enfin en gerbes mouillantes, rinçant la ville de sa lourdeur. Gus se redressa au premier coup de tonnerre, posa sa plume et entreprit quelques étirements. Il se leva. Ses articulations craquèrent. Il s'approchait de la fenêtre lorsque retentit la sonnerie du téléphone. Dans une palpitation, il prit la communication.

- Oui ?

- Vous aimez la pluie, me semble-t-il.

- Oui...

- Alors pourquoi ne pas sortir ?

Elise avait déjà raccroché. Jetant un regard interrogatif par la fenêtre, Gus sut qu'il devait descendre sans tarder. Il avala les escaliers comme un fou, manquant de se rompre le cou et se retrouva en bas de son immeuble, sans avoir pris le temps de se couvrir ni de se chausser.

Ils se retrouvèrent sur le trottoir ruisselant. Le vent avait grossi, la pluie s'était intensifiée, projetant les rares passants encore dehors sous un porche providentiel ou dans n'importe quel magasin ouvert. Seuls, Elise et Gus, face à face, affrontaient les éléments liquides qui semblaient ne plus vouloir finir de se déverser des cieux. Ils restèrent silencieux, le regard de l'un se noyant dans les yeux de l'autre, se buvant mutuellement de leurs prunelles éclaboussées d'amour, tandis que la terre recevait le plus beau des baptêmes qu'elle eut espéré depuis des éons. Leurs vêtements gorgés de pluie ne pouvaient en absorber une molécule de plus. Ils demeurèrent immobiles, communiant par la pensée, prenant la mesure de l'instant présent et éternel, regardant mourir avant, laissant venir après, elle, pleurant de joie sous les larmes célestes, lui, rendu presque aveugle derrière les carreaux noyés de ses lunettes embuées.

Elle serrait une petite liasse de feuilles que la pluie délavait, effaçant la ronde écriture qui dansait avec les gouttes d'eau. Les lettres tombèrent au sol. Peu à peu, les mots s'en échappèrent, emportés par l'ondée céleste. Elise avança. Un pas, puis un autre, et encore un amenèrent Gus au contact de la femme de ses pensées. Elle lui retira délicatement ses lunettes.

Nul ne put dire lequel des deux prit l'initiative. Ils s'embrassèrent. Le geste était spontané, mutuel et réciproque. Ce baiser engageait tout leur être, prenant sa source au-delà du simple désir, dépassant le seul plaisir. Deux personnes emplies d'amour, deux moitiés trop longtemps séparées se retrouvaient enfin pour reformer l'entité qu'elles n'auraient jamais dû cesser d'être. Leur baiser dura l'éternité et peu à peu, ils s'effacèrent aux yeux du monde, se fondant en un tout lumineux, une onde d'amour intemporelle et cosmique. Et ils disparurent pour retourner d'où ils étaient.

lundi 14 mars 2022

 Retard postal, partie cinq

La semaine fut productive, Gus ne sortant pas, restant cloîtré, corrigeant son brouillon, augmentant le récit, le menant sûrement à son terme. Puis les jours de lassitude s'enchaînèrent aux soirées solitaires. Un malaise émergea lentement, sournoisement, de cette attente. Sa peau le serrait de partout. Son corps pesait des dizaines de tonnes. Sa vie lui semblait étriquée, son logis trop petit, ses journées trop ternes. Le quartier qu'il habitait depuis plusieurs années lui devint étranger. Il délaissa le brouillon qui lui valait les foudres de Karl et entreprit un état des lieux. Son état des lieux.

Son quotidien l'asphyxiait. L'existence qu'il menait n'était pas celle à laquelle il estimait avoir droit. Ses aspirations étaient au-delà, vers un mieux, un ailleurs, un autrement. L'insatisfaction grandissait et il ne parvenait pas à endiguer les eaux sombres d'un marasme qui risquait de déborder et de se déverser sur ses espoirs naissants, saccageant tout, anéantissant les jeunes pousses de ses rêves, ravageant son optimisme pour ne laisser qu'un marécage de cynisme et de désillusions.

Les feuillets à demi griffonnés, les poèmes inachevés, les amorces d'histoires, les nouvelles avortées s'amoncelaient sur le bureau de Gus. De façon anarchique, au gré des idées nouvelles, son écriture en pattes de mouche avait formé une sorte de tour de Babel qui n'était jamais montée jusqu'à son éditeur, faute d'une structure cohérente données à l'ensemble, d'un point final apposé à des écrits toujours restés en travaux. Les textes se croisaient, se chevauchaient en un lacis de brouillons avortés ou de tentatives abandonnées.

Aussi Gus entreprit-il de rassembler tout ce travail et de lui donner un sens, de l'ordonner en un projet présentable. En trois jours seulement, les poèmes furent classés, les nouvelles et leurs embryons rangés à part et le reste de sa prose archivé. Puis les poèmes, retravaillés, à grand renfort de dictionnaire des rimes et des synonymes, formèrent un premier recueil, inspirant même à leur auteur une ultime louange, un dialogue teinté de cynisme entre un poète et sa conscience, venue révéler en lui d'imposteur, réduit à l'usage des dictionnaires. Ce rangement salutaire fit tâche d'huile sur son ordinaire. Les sourires furent moins forcés, le calme revint dans son esprit et le costume de sa vie reprit une coupe acceptable.

Après la poésie en vers, les textes en prose subirent une relecture critique. Les corrections, les ajouts, les assemblages firent émerger du bourbier une ossature sur laquelle, peu à peu, venaient s'accrocher des bribes de sens et de cohérence. Un spicilège de nouvelles prit peu à peu naissance, au rythme des spasmes de l'esprit de leur auteur, en un accouchement sans cri ni fureur, une éclosion calme, embaumée des vapeurs d'un thé noir dont la consommation frisait l'excès. L'aube surprenait un Gus affairé à la construction d'un univers d'images écrites et de rêves colorés. La journée passait sans qu'il la remarque, et le soir s'en allait à pas feutrés, se faisant le plus discret possible, n'osant, de ses embrasements d'horizon, déranger l'auteur à sa peine. Lorsque la nuit était posée sur sa feuille de papier, au point qu'il ne pouvait distinguer un mot de l'autre, Gus levait alors le nez, il s'extrayait de son univers, soupirant de satisfaction et s'accordait quelques heures de sommeil.

En dix jours, il avait produit plus qu'en un an, tant en qualité qu'en volume. De son propre point de vue, évidemment, car ses lecteurs et critiques n'étaient pas légion. Il ne donnait sa prose à lire qu'à quelques intimes, un peu par timidité, par crainte de l'imperfection surtout. Mais ces dix jours de travail lui avait donné satisfaction. Deux recueils se trouvaient prêts à être expédiés chez une vingtaine d'éditeur dont il avait dressé la liste à l'aube du onzième matin. Karl n'était pas le seul emmerdeur à qui il donnerait l'occasion de lui laisser les miettes de son travail.

En dévalant l'escalier, son paquet de grosses enveloppes sous le bras, Gus se prit à sourire. D'un geste automatique, il fouilla la boîte aux lettres, en passant devant, pour en extirper un troisième message, laconique.


Cher moi,


Je ne te remercierai jamais assez d'avoir pris les devants en postant tes manuscrits. Le succès ne sera certes pas retentissant, mais tes "Nouvelles rencontres" vont trouver leur public. Tu m'autorises ainsi à commencer l'écriture du troisième volet de la trilogie qui me tenait tant à coeur...


Gus ne prit pas la peine de lire sa lettre jusqu'à la fin. Il comprit qu'il venait d'infléchir le cours du temps, de courber son histoire dans un changement de cap volontaire et bénéfique pour lui. Projetant un sourire radieux au-devant de ses pas, il alla joyeusement mettre son destin sur la bonne voie. De retour chez lui, il mit de l'ordre dans ses papiers manuscrits, savourant pleinement le contentement qu'éprouve l'homme d'action, lorsqu'il a pris en main son existence, sans violence ni combat mais par la simple décision de s'accompagner sur le chemin qu'il sait devoir être le sien.

La journée cheminait lentement vers le soir, aussi décida-t-il de ressortir dans l'idée de capturer quelques images, profitant d'une luminosité de plus en plus basse et rasante. Le couvercle du crépuscule se poserait sur la ville d'ici quelques heures. La chaleur du jour s'était peu à peu muée en orage hésitant, de lourds nuages tournoyant dans l'azur, barrant déjà presque une moitié de l'azur et diffusant des tons ocre sur la ville. Gus se hâta.

Ses pas le conduisirent vers une petite église gothique, alors que le roman avait largement sa préférence. Les contre plongées succédèrent à la recherche du point de vue le plus esthétique, rivalisant d'originalité, menant les lignes de fuite dans leurs derniers retranchements, mettant à mal les perspectives, chassant les reflets, débusquant les nuances. Les ombres et les contrastes n'avaient nul part où se cacher, le chasseur les poursuivant inlassablement, avec la patience des géants, les capturant invariablement avec une gourmandise évidente et un souci esthétique confinant à l'obsession.

Une douce musicalité le tira de sa quête éperdue, le surprenant couché sur le dos, à même le trottoir, position qu'il avait adopté pour amplifier la grandeur de son sujet d'étude :

- Vous, ici. Le hasard est décidément surprenant.

- D'autant plus surprenant qu'il n'existe pas, répondit Gus à Elise, comme elle s'approchait de lui.

Elle lui tendit la main et l'aida à se relever.

- Vous rampez souvent au pied des églises même pas romanes ?

- Seulement après avoir repéré dans les parages une jolie femme qui m'aidera à me relever. Je vous remercie, Elise... Vous avez l'air de vous porter comme un charme.

- Merci bien. Je vous ai dérangé en pleine pénitence, semble-t-il.

- Non, j'avais terminé. Et puis de toute façon, le Seigneur n'était pas très à l'écoute, je trouve, aujourd'hui.

Un rire lumineux s'envola vers les nues. L'air s'en trouva soudain purifié, débarrassé de toute lourdeur. Les premières gouttes s'écrasèrent sur le bitume noir, dessinant dans un bruit mat des tâches plus noires encore. Puis très vite il ne fut plus possible de distinguer les coups de pinceau liquides les uns des autres.

- Il tombe des hallebardes, allons prier afin de ne pas nous en prendre une sur le crâne, dit Gus en se dirigeant vers la porte du saint édifice. La pluie ne me dérange pas, au contraire, j’adore. Mais vous préfèrerez sans doute vous abriter.

Elise le suivit dans le seul refuge digne de ce nom et surtout, ouvert aux âmes fuyant les foudres du ciel.

- Vous faîtes cela souvent ? Demanda-t-elle.

- Non, j'emmène très peu de femme à l'église, chuchota Gus, pince sans rire.

Elise dut étouffer un autre rire, la main sur la bouche. Ils entamèrent le tour de la nef, leurs pas résonnant dans l'air sec et frais de l'église, tandis qu'au dehors poissait une atmosphère liquide et chaude, une moiteur ruisselante que ne parvenait à apaiser l'ondée orageuse.

- Ah pardon... La photo ? Demanda-t-il innocemment, après un silence appuyé. Lorsque je n'écris pas, oui, aussi souvent que possible. Mais je ne suis qu'un amateur débutant, malgré mes exigences. Le souci, c'est tout le travail de post-production que je m'impose après... La photo vous intéresse ? Vous pratiquez ?

- J'ai pratiqué, oui, avec un argentique, mais il s'est cassé...

- Dans un malencontreux accident domestique, souffla-t-il, avant de regretter aussitôt.

- Qu'avez-vous dit ? s'exclama Elise. Comment pouvez-vous savoir...

Interloquée, la jeune femme ne pouvait contenir son trouble. Elle lança à Gus un regard incrédule. Lui, regrettait amèrement ses quelques mots soufflés, comme on raconte sans s'en apercevoir la fin d'une histoire que l'on connait déjà, surprenant le narrateur, lui volant la vedette et jetant le malaise dans l'échange.

- Vous ne me croiriez pas si je vous disais, avança-t-il comme une excuse.

- Tout dépend de la version que vous me livrerez, attaqua-t-elle, encore un peu sous le choc et toujours sur la défensive.

- Il est arrivé la même mésaventure, commença Gus, la regardant droit dans les yeux... à une personne qui m'est chère, marmonna-t-il enfin en baissant le menton. Curieux hasard.

- N'avez-vous pas dit tout à l'heure qu'il n'existait pas, ce fameux hasard ? Ou uniquement lorsque cela vous arrange ?

- Oh non, croyez-moi, le hasard n'existe vraiment pas. Pas plus que les coïncidences.

- Vous essayez de me convaincre ?

- En général, j'essaie de ne pas essayer mais de faire les choses. Avec vous, je sens que la tâche serait...

- Ardue ? ironisa-t-elle.

Plus il tentait de rattraper sa bourde, plus il se sentait s'embourber dans une situation incontrôlable. A cet instant, l'image d'une locomotive arrivant sur lui à toute vapeur se forma dans son esprit. Malgré l'émoi causé par les mots malencontreux de Gus, le belle Elise était restée à ses côtés, dans l'atmosphère sereine et silencieuse du lieu, sous le regard des vitraux ruisselants. La pluie s'était calmée, l'orage ayant décidé d'aller exprimer sa fureur ailleurs. L'air, toujours un peu chaud, sentait la terre et le foin mouillés.

- Quelque chose dans ce goût-là. Longue, mais passionnante, réussit-il à prononcer.

- Je vois... Mais... Je dois rentrer, sembla-t-elle s'excuser.

Une esquisse de sourire timide fut le seul au-revoir dont elle le gratifia.


dimanche 6 mars 2022

 Retard postal, partie quatre


Sur le chemin du retour vers son domicile, l'impression d'avoir oublié l'essentiel ne cessa d'obséder Gus. Il comprit en ouvrant sa boîte aux lettres et en y trouvant une enveloppe à son nom que quelque chose clochait encore. Se sachant en possession de l'adresse de la belle Elise, il avait oublié de lui demander un moyen de la joindre. Il s'imaginait déjà faisant le guet devant chez elle, figeant les heures dans une attente parfaite et immobile, pour finalement se faire repérer lorsqu'elle sortirait de son immeuble. Quelle excuse pourrait-il bien bafouiller pour justifier de sa présence en bas de son domicile, sans que cela ne paraisse louche ? Elle se rétracterait alors dans sa coquille, cherchant à se protéger de ce fou qui, planton pervers, faisait le pied de grue dans sa rue, l'épiant, la suivant, avec quelles intentions ? De même, il était exclu de lui écrire. Comment pourrait-il justifier de connaître son adresse, sans qu'elle le soupçonne de l'avoir suivie ?

Quelque chose clochait également avec la lettre du jour. L'écriture lui était inconnue. L'expéditeur n'était pas mentionné, le privant de tout indice et le plongeant dans un mélange de perplexité et d'inquiétude. Voilà qui était inhabituel, si tant est que deux lettres écrites par soi-même, dans le futur, et envoyé à soi-même, dans le passé, pussent constituer une habitude...

L'enveloppe déchirée révéla une feuille blanche sur laquelle évoluait en arabesques délicates une écriture ronde, visiblement féminine. Ces courbes gracieuses lui étaient bien destinées.


Mon amour,


L'attente m'est désormais insupportable. Viens à moi, je me languis de tes mots, de tes mains. Je brûle que tu me lises de tes baisers, que tu m'écrives de tes regards et me découvres de tes caresses. Je sais tellement ce que tu es, mon très cher Gus, je connais la douceur qui sommeille en toi, l'amour qui ne demande qu'à fleurir et la joie qui se veut partage et complicité. Tu as tant à m'offrir que mon impatience ne peut se résoudre à ne pas t'avoir auprès de moi. Je suis bloquée ici et loi là-bas. Curieuse situation, à la limite de la schizophrénie, puisque je t'ai, ici et maintenant.


Pourtant, je ne veux souffrir d'être séparée de toi plus longtemps, même dans le passé. Si je ne peux avancer le jour de notre première rencontre, je peux néanmoins nous aider à provoquer les prochaines. Je ne pourrai te révéler totalement les habitudes de mon quotidien sans éveiller mes propres soupçons, qui ne porteraient pas sur moi, évidemment, mais sur tes intentions.


Tu sais déjà que je pratique la course au long des berges où nous nous vîmes la première fois. Si tu me prends en chasse, je te promets d'essayer de ne pas m'enfuir trop vite. Tu pourras rattraper la gazelle, qui ne combattra que pour la forme, car il ne fait aucun doute que tu sauras trouver les arguments pour lui faire rendre les armes.


Je vais continuer d'apprendre la guitare, dans la même école de musique. Et nous donnerons encore de nombreux récitals, au même endroit. Si mes fausses notes ne t'écorchent pas, j'aurai la joie de te revoir sur les bancs de l'église.


Tu le sauras bientôt, j'aime également la photographie. J'ai pratiqué pendant quelques années, avant que mon boîtier ne soit cassé dans un malencontreux... accident domestique.


Voilà, sweetheart, je ne peux malheureusement t'en dire plus. Du moins rien qui puisse te servir aujourd'hui ou demain.


Je t'aime et c'est un vrai bonheur que de me glisser contre toi tous les jours. Un bonheur que j'ai hâte de partager et de te faire vivre.


Ton aimée,


Elise


Gus devait se résoudre. Tout cela était bel et bien vrai. Bien sûr, le désir de revoir Elise était grand et fort. Mais pour l'heure, malgré sa volonté de ne pas vieillir seul, il n'aurait pu affirmer que ce fut avec elle qu'il souhaitait passer le restant de ses jours. La beauté de la jeune femme n'était certes pas contestable, pas plus que la douceur de son regard et de ses paroles. Sa vivacité d'esprit, son humour et son rire étaient plus que plaisants. Pourtant, malgré les lettres qu'il s'était envoyées, il voulait la connaître mieux, la découvrir. Le souvenir des montagnes s'offrant à ses yeux de jeune randonneur lui revint en mémoire, lorsqu'il prenait autant de plaisir à découvrir progressivement un panorama qu'à en jouir sur place, son objectif atteint. Montagnes qu'affectionnait la charmante Elise, aux dires de sa deuxième missive. Restait à savoir comment il s'y prendrait pour la retrouver.

Il relut la lettre plusieurs fois, ne s'interrompant que pour s'abreuver d'un thé noir qu'il s'était préparé à peine rentré chez lui. Lorsque la connexion se fit dans son esprit, il se sentit idiot de n'y avoir pas pensé plus tôt. Le thé. La boutique dans laquelle la belle se procurait son breuvage favori ne lui était pas inconnue. Elise l'avait évoquée après le récital. La petite échoppe n'était certes pas dans son secteur habituel. Mais les habitudes pouvaient changer. Il semblait moins aventureux de la rencontrer par hasard chez l'herboriste, un sachet de feuilles séchées dans sa besace, que de l'attendre dans les montagnes qu'elle retrouvait chaque année, un bouquet de fleurs sauvages à la main.

Mais alors qu’il s’apprêtait à sortir, la maison d'édition se rappela à son bon souvenir. Décrochant le téléphone à regret, Gus reconnut aussitôt la voix qui le harcelait :

- Gus ?

- ...

- Gus, ça ne va pas du tout. Ce que tu nous as donné en deuxième lecture ne vaut pas mieux que ton brouillon. T’es capable de faire autre chose, mon vieux. Franchement, le directeur a presque dit que c’était de la merde. Je n’irai pas jusque là, mais tu nous as habitué à un autre niveau. Va falloir bosser, mon vieux, te remuer et t’y mettre sérieusement.

- Je sais, Carl. Ecoute…

- Non, toi, écoute. Je ne vais pas pouvoir te défendre plus longtemps. Il y a des petits jeunes aux dents longues qui font le pied de grue devant l’agence, si tu vois ce que je veux dire.

- Oui, même si techniquement parlant, ce que tu viens de formuler n’a aucun sens.

- C’est ça, fais le malin. Je veux quelque chose de lisible dans un mois, Gus. Un mois. Ne sors pas de chez toi, cesse de t’alimenter et de dormir, je m’en fous. Bosse et ponds nous un truc comme tu sais les pondre !


L'herboristerie, excentrée dans la ville, épargna à Gus les désagréments de la foule et des promeneurs. A l'écart des passages bondés, se nichait une annexe du paradis, emplie de senteurs fraîches et de parfums de fleurs. La lumière pénétrant par une large vitrine se reflétait sans fin sur les pots de verre, pleins de feuilles et d'herbes coupées menu. Ce havre de paix et d'exhalaisons végétales était orchestré par une petite dame d'un âge antique. La frêle personne, souriant sous son blanc chignon, se déplaçait vivement entre les pots et les étagères de bois, y plongeant ses doigts crochus pour en extirper à chaque fois une pincée du précieux contenu, composant de savants mélanges, propres à chacun des clients. La gentillesse et la douceur s'étaient incarnées en elle, pour se mettre au service attentif et prévenant des personnes pour qui elle préparait ses remèdes.

Les rayonnages à thé tenaient le fond de la boutique, le plus loin possible de la lumière. Gus y avança, se postant devant l'échiquier vertical des petits coffrets évoquant, curieusement, une série de boîtes aux lettres. Il attendit patiemment le départ des clients entrés avant lui, puis laissa venir la petite dame au chignon.

- Bonjour, bonjour, en quoi puis-je vous aider, jeune homme ? dit-elle, joyeuse. Puis, s'approchant du fond de la boutique : Oh, un amateur de thé ?

- Oui, madame... Euh bonjour... Un amateur de thé, c'est exact. Mais je suis venu ici pour trouver une amatrice de thé.

- Voilà une bien étrange entrée en matière, si vous me permettez, sourit-elle avec douceur.

- Je sais, madame, murmura Gus, tout penaud. Mais voyez-vous, sans vouloir verser dans le dramatique, il se pourrait bien que vous soyez mon seul espoir de retrouver la femme de ma vie.

- Jeune homme, je crains que vous ne prêtiez là un trop grand pouvoir à une vieille dame. Quoiqu'il en soit, c'est une demande que je n'ai guère l'habitude de traiter. Cela risque de me changer de mes clients habituels, dit-elle avec malice.

Sur ces mots, elle se dirigea vers la porte de la boutique, poussa le verrou et retourna la pancarte "Fermé". Puis, revenant au fond, elle souleva un lourd rideau de velours et invita Gus à la précéder. Le réduit qui faisait office de réserve était minuscule et encombré de cartons, de sacs de jute et de caisses en bois. Toujours cette odeur douceâtre d'herbes et de plantes. Une chaise à moitié dépaillée accueillit Gus devant une table bancale habillée d'une toile cirée hors d'âge et d'une couleur indéterminée, mais néanmoins propre.

- M'est avis que nous serons plus à l'aise pour discuter ici, jeune homme. Voulez-vous un thé ?

- Euh... Oui, volontiers.

L'herboriste s'affaira et en quelques gestes précis, fit chauffer de l'eau et prépara une théière.

- Laissez-moi deviner... Noir.

- Oui, merci.

- Alors racontez-moi tout, dit-elle en servant le liquide brûlant dans des tasses aussi vieilles qu'elle. Vous avez perdu la femme de votre vie et vous comptez sur moi pour la retrouver ?

Gus lui conta son aventure aussi brièvement que possible. Elle écoutait, assise sur un tabouret, droite et attentive, les yeux brillants d'intérêt. Lorsque Gus eut terminé, la vielle continua de boire son thé par petites gorgées, sans cesser de regarder intensément Gus, de plus en plus gêné. Le silence s'étira en longueur, jusqu'à occuper l'espace exigu de l'arrière boutique, seulement ponctué du bruit qu'ils faisaient en aspirant leur thé, évitant à tout prix de se brûler, ne se lâchant pas du regard. Un regard intense, chargé d'énergie et de bienveillance d'un côté, pétri d'espoir et de questions de l'autre.

- C'est là une bien belle histoire, jeune homme. Mais je ne vois toujours pas comment je peux vous aider.

- Eh bien... C'est un peu, comment dire, délicat, ce que je vais vous demander, aussi je comprendrais si vous refusiez... Si vous pouviez vous arranger pour retarder la prochaine commande de thé de cette charmante personne et que vous me préveniez, je pourrais m'arranger pour être là le jour où elle viendra la chercher.

- Vous me demandez, dit la vielle en fronçant les sourcils, de mentir à cette ravissante demoiselle, prétendre que je n'ai plus de son thé préféré, que je fasse semblant de le commander, que je fixe une date de livraison fictive qui puisse vous arranger et qu'enfin, je vous prévienne de ce jour afin que vous puissiez la voir ?

- Euh... Oui, vous avez parfaitement bien établi le plan de bataille.

- Jeune homme, il y a tout de même une faiblesse, dans ce plan. Une faiblesse de taille.

- Ah... Ma foi, je comprendrais si...

- Je crains que vous ne compreniez pas, l'interrompit-elle, calmement mais fermement. Il me faut un moyen de vous contacter.

- Oui, bien sûr. Je vais vous laisser mon numéro de téléphone.

- Ce sera mieux, en effet... Je ne voudrais pas vous paraître impolie, mais je crois qu'il va être l'heure pour moi de rouvrir mon échoppe.

- Oui, je comprends. Merci pour votre aide, madame ?

- Mathilde. Tout le monde m'appelle Mathilde.

- Eh bien merci, Mathilde. Infiniment.

Elle balaya les mots de Gus d'un revers de sa main tordue et il s'enfuit prestement, rêvant déjà à une rencontre prochaine.

samedi 26 février 2022

 Retard postal, partie trois


La pluie était revenue. La lumière triste invitait à la mélancolie. L’atmosphère fiévreuse de son appartement l’étouffait sérieusement. Il avait besoin de respirer. Un après-midi morne, un orage poussa Gus dans un musée. Il déambula avec nonchalance de sculpture en tableau. Le peintre Gustave Courbet était à l'honneur. En admiration devant « Le Sommeil », Gus fit un pas en arrière.

Ayant trouvé refuge dans le même musée, en attendant que passe le gros temps, une jeune femme aux boucles folles, armé d'un étui à guitare qui ne passait pas inaperçu dans ce lieu figé par le silence, promenait un regard curieux sur les tableaux. Prenant du recul afin de mieux apprécier « L'Origine du monde », elle fit un pas en arrière.

Ils se retrouvèrent dos à dos. L'univers cessa de vibrer. Chaque atome du monde, figé dans l'expectative, n'osait troubler l'instant présent. Le temps soupira longuement. Ils firent doucement volte-face. Deux paires d'iris frémissant se scrutèrent. Elle, serrant son étui contre elle, dans un murmure, s'excusa poliment et doucement. Gus bredouilla de vagues excuses, puis s'en fut, tout honteux de ne pouvoir faire mieux. La jeune femme resta interdite, baignée d'une étrange impression de déjà vu.

Une nouvelle lettre surprit Gus, ce soir-là. Constituée de sept feuillets du même papier à quadrillage, recouvert recto verso de sa fine écriture bleue, le ton en était posé et patient, ajoutant au sentiment de désarroi que sa fuite lui inspirait de lui-même.



Cher moi,


Je ne me souvenais pas que c'en était à ce point. Cependant, je t'en prie, ne désespère pas. Tu as mon soutien inconditionnel. Et nous allons faire en sorte que tu trouves en toi les ressources nécessaires pour affronter tes craintes.


Elise mérite que tu t'affranchisses de tes peurs. Et toi aussi, tu le mérites. Tu es l'homme de la situation, je le sais. L'esthétisme dont tu sais faire preuve, ta grande sensibilité et l'exactitude des mots que tu cisèles vont lui plaire.


C'est une amoureuse des jolies choses, elle aussi. Elle aime la musique et joue de plusieurs instruments. Guitare et clarinette. Le piano l'enchante.


Elle aime rire. D'un rire enchanteur, qui te charmera, t'ensorcellera et que tu ne pourras t'empêcher de provoquer. Fais la rire, tu as exactement l'humour qu'elle apprécie : fin et subtil...


Tout au long du message, Gus se donnait à lui-même des informations concernant cette femme, rencontrée à deux reprises, jamais abordée et qui pourtant partageait son futur. Au fil des lignes, page après page, il racontait la femme qui lui avait rendu l'espoir et l'amour. Il se donnait des détails, s'informait de ses goûts littéraires et culinaires, dévoilait le nom de l'école de musique où elle apprenait la guitare, mentionnait son amour de la montagne, de ses montagnes à elle, comme elle se plaisait à les appeler lorsqu'elle en parlait, le regard clair et brillant. Il y avait là une mine d'informations la concernant, précises et précieuses. Jusqu'à son adresse actuelle.

Le fait de se donner tous les atouts devenait troublant. D'un côté, il ne savait s'il pouvait se faire confiance. Ou faire confiance aux lettres. Il reconnaissait bien son écriture, ses tournures de phrases. D'un autre côté, il trouvait cela presque machiavélique. L'utilisation de ces informations ressemblait à de la manipulation, ne laissant guère de chance à la jeune femme qui, il devait bien l'admettre, de prime abord, lui plaisait énormément. L'attirance plastique qu'il éprouvait pour elle ne pouvait se suffire. Ne pouvait lui suffire. Un besoin d'échange, de partage, de complicité exigeait qu'il dépasse la simple admiration physique. Pourtant, il se sentait incapable de lui adresser la parole, d'initier une conversation intéressante, surtout maintenant qu'il avait en sa possession plus d'informations qu'il ne l'aurait souhaité.

Le paradoxe de la situation le fit sourire sans pour autant l'amuser. Il ne goûtait pas du tout d'avoir la tête entre le marteau et l'enclume. Il s'était fait là un cadeau passablement empoisonné et aurait bien aimé se le faire savoir, dans ce futur qui semblait pourtant si agréable et si évident. D'après lui-même, ils étaient heureux. Comment cela serait-il possible s'il ne parvenait pas à l'accoster ? Mais s'ils vivaient ensemble, une rencontre avait fatalement eu lieu. Ainsi, il ne devait pas s'inquiéter, les choses se feraient, sans qu'il ait besoin de les forcer. Cette idée, bien qu'ayant un léger relent de couardise, le séduisit dans sa facilité. Ne rien provoquer, et laisser faire...

Le sommeil, cette nuit-là, se refusa à lui, l'insomnie le narguant, des questions sans réponses et des problèmes insolubles assaillant son esprit fatigué. Peu avant l'aube, il sombra dans un abysse d'inconscience hébétée, d'où le moindre rêve était absent, comme une lande désertée par l'espoir. Il s'éveilla sans savoir s'il avait réellement dormi mais fermement décidé à changer ce qui devait l'être dans son existence.

La maison d'édition pour laquelle il écrivait ne lui en laissa malheureusement pas le temps. Il décrocha un téléphone qui semblait s'impatienter.

- Salut, Gus, c'est Karl.

- Bonjour, Karl. Comment vas-tu ?

- Ne t'inquiète pas pour moi. Mais plutôt pour toi, mon vieux. Est-ce que ça avance ? Le directeur commence à s'impatienter. Tu nous as annoncé un gros morceau, et on ne voit rien venir. Sur le papier, ton idée est allécheante. Alors accouche de ce bébé, et vite.

- Karl, un tel projet demande un peu de temps...

- Ca fait combien de mois que tu es dessus ? Neuf mois ? Quand je te parle d'accoucher, je sais ce que je dis, mon vieux.

- Si tu pouvais te rappeler que je suis plus jeune que toi, ça me ferait plaisir...

- Bon, je vois que tu as de l'humour. Pas le même que le patron, certes, mais tant qu'il y a de l'humour, il y a de l'espoir. Je compte sur toi, mon pote. Mets toi au boulot.

- ... D'accord, Karl... Ecoute, j'ai justement un brouillon de prêt, il n'est pas terminé, mais ça donne une idée de l'histoire...

- Okay, envoie. Tu as une sauvegarde ?

- Oui...

- Alors balance ça illico sur ma boîte mail. Et continue à gratter. Salut.

- ...

Il devait se mettre au travail. Demain. Il envoya tout de même un os à ronger à Karl.


Le lendemain, une liste des chantiers fut dressée. En tête, le plus urgent, l'essentiel : s'ouvrir aux autres. Et surtout à la femme qui, dans un avenir pas si lointain, allait partager sa vie. Les scenari se succédaient, déroulant des films improbables, narrant l'histoire d'une rencontre de hasard qui n'en serait pas une. La première inconnue résidait dans la date de la prochaine collision. Lorsque deux âmes devaient se retrouver, il n'y a rien dans l'univers qui puisse empêcher leurs retrouvailles, peu importe où chacune d'elles se trouve.

Néanmoins, Gus éplucha l'agenda musical du mois en cours, afin de dénicher quelque récital ou bien un concert auquel Elise pourrait avoir envie de se rendre. Une petite église, non loin du centre ville, accueillait les élèves d'une école de musique en particulier. Une quinzaine de guitaristes donneraient le meilleur d'eux-mêmes, désireux de faire plaisir au public et de célébrer leur professeur, par l'excellence de leur performance. Chemin faisant, l'angoisse lui étreignit peu à peu la poitrine, bloquant l'arrivée de l'air dans ses poumons, rendant obligatoire plusieurs haltes salutaires afin qu'il reprenne son souffle. Il faillit même renoncer.

Durant l'heure et demi que dura le récital, Gus la dévora du regard, à s'en rendre aveugle de larmes, oubliant de ciller. La musique glissa sur lui, il était devenu sourd aux mélodies. L'église offrait un cadre acoustique parfait mais il n'entendait plus. La lumière n'éclairait qu'elle, icône angélique parmi les profanes. Lui parler devenait aussi évident que la course des étoiles dans le firmament : une odyssée stellaire dont la route implacable ne pourrait être ni ajournée, ni compromise, par quelque force que ce soit.

Comme les derniers spectateurs sortaient du lieu saint, retournant à leurs jalons confortables et sans surprise, Gus s'avança vers les musiciens qui rangeaient leur instrument dans leur étui. Elle ne le vit qu'au dernier moment, surprise, le geste figé.

- Bonjour, dit-il dans un coassement.

- Bonjour, souffla-t-elle.

- J’ai beaucoup aimé.

- Merci…

- Vous jouez de la guitare depuis longtemps ?

- Deux ans.

- On ne dirait pas.

- Ah ? Qu’entendez-vous par là ?

- Je voulais dire que c’était bien. C’était même très bien. Même si je ne connais rien à la musique. Je veux dire... je ne suis pas musicien. A peine mélomane. Enfin je reconnais les fausses notes… Quand il y en a, s’enfonça-t-il. Mon truc, ce serait plutôt les mots… Sauf aujourd’hui, on dirait.

- J’ai entendu pire.

- Ah, voilà qui est rassurant. Puis, levant la tête vers le plafond de la nef centrale : Le cadre est magnifique. C'est une très jolie église. Je n'aime pas trop le gothique, d'habitude. J'ai une nette préférence pour le roman.

- Préférer le roman, quand on aime les mots, c’est plutôt logique, le taquina-t-elle.

- Oui... Joli... Vous... accepteriez de prendre un chocolat chaud ? Je sais qu'on est en plein été, mais je crains qu'une bière ne m'enivre moins que vous. Et je ne bois plus de café... Ou alors un thé. Vous aurez le choix entre brûlant et glacé, tenta-il de son air le plus avenant.

Son rire scintilla dans l'air frais de l'église, tirant aux anges des soupirs de pâmoison. Elle accepta l'invitation, s'excusant de devoir traîner avec elle son étui à guitare. Ne connaissant pas le quartier, Gus voulut s'en remettre à sa charmante invitée lorsqu'ils se mirent en quête d'un bistrot pas trop bruyant. Mais elle n'en savait pas plus que lui. Ils arpentèrent donc plusieurs minutes silencieuses.

- J’aime beaucoup ce que vous avez fait aujourd’hui…

- Vous l’avez déjà dit, il me semble.

- Je voulais vous le dire encore. J’ai apprécié. Vraiment.

- Merci, mais nous étions seize à jouer.

- Je n’ai entendu que vous.

Pathétique, se morigéna-t-il. Mais au moins l'avait-il envisagée. Le premier contact avait été établi. Elle souriait même. Ils trouvèrent un salon de thé accueillant, dispensant calme et fraîcheur au cœur de l'été envahi de touristes et de badauds. On leur servit à tous deux le même thé noir, un de leur préféré, ce qui les amusa quelques secondes. Le hasard se déguisait-il en coïncidence ? Le destin innocent semait-il ici et là des indices, comme autant de signes à interpréter ?

- Au fait, je m’appelle Gus. Ce n’est pas le diminutif de Gustave. C’est juste… Gus. Tout court.

- Enchanté, Gus tout court. Elise, comme celle de la lettre.

- Ravissant… Et quand vous ne grattez pas vos cordes, comment occupez-vous vos journées, Elise ?

- Je suis institutrice. Et vous ?

- Oh, rien d’intéressant. fit-il d'un geste de la main. J’écris.

- Racontez-moi, s’il vous plaît.

- Vous y tenez vraiment ?

- Oui. Vous voulez que je vous le dise une deuxième fois ? demanda-t-elle avec malice.

- Ne me tentez pas, je pourrais accepter, répliqua-t-il doucement, l'oeil souriant.

Ainsi, de badinerie en plaisanterie légère ils firent connaissance, timidement, s'effleurant du bout des mots, se livrant à peine, restant flous ou bien n'abordant que les sujets ordinaires, hors de toute intimité. C'était peut-être mieux ainsi, songea Gus, si l'on voulait préserver le mystère, il fallait ne pas tout dévoiler le premier jour. Il était transporté : un cap avait été franchi, il avait abandonné sa timidité et sa peur d'aller vers les autres. Il s'était toujours contenté des relations forcées de sa vie professionnelle ou familiale. Et toujours sur la réserve, ne froissant personne, écoutant poliment, presque effacé. Un chouette confident, qui ne juge jamais, ou un grand frère à qui l'on peut tout dire. Dont on a l'impression qu'il peut tout comprendre.

Avant de repartir pour leur horizon respectif, Elise demanda :

- On s'est déjà vus, n'est-ce pas ?

- Oui, répondit Gus non sans avoir hésité. A deux reprises. Enfin... je crois.

Une ombre, légère, sembla passer sur le visage de la jeune femme. Gus avait su qu'il commettait une bourde à l'instant où les mots s'échappaient de sa gorge. Mais il était trop tard. Ils se quittèrent tout de même sur un large sourire.


dimanche 10 octobre 2021

Retard postal, partie deux

 

Dans les jours qui suivirent, un étrange sentiment de solitude l'envahit, à la manière d'un engourdissement. Ses gestes se faisaient moins vifs, moins décidés, sa volonté semblait s'émousser et une certaine fatigue le gagnait plus rapidement qu'à l'accoutumée.

Le seul événement notable dans sa monotonie consista en une rencontre manquée. Installé sur un banc, à quelques pas des eaux vertes de la rivière qui abreuvait la ville, Gus griffonnait un rêve, perdu entre le calme rafraîchissant des berges et le tumulte de son imagination, noyé dans la lumière liquide d'une aube timide. Les ondes du cours d'eau charriaient leur paresse avec nonchalance, rivalisant de lenteur dans leur molle course avec les nuages. Il avait plu la veille et l'atmosphère humait la terre humide et le foin mouillé. L'air frais respirait encore toutes les possibilités du début de journée. L'astre solaire n'en était pas à faire du zèle et les oiseaux désoeuvrés s'esclaffaient de branche en branche, dans les platanes ombrageux qui ponctuaient le boulevard surplombant le quai. Quelques sportifs déployaient des enjambées variables, ou bien poussaient un vélo, roulant vers le plaisir d'une absence de destination.

Il ne vit pas immédiatement la jeune et jolie femme, venue faire quelques étirements, s'échauffant en guise de prélude à un footing matinal. Ou plutôt il s'arrangea pour ne pas la voir et ne releva la tête de son calepin que lorsqu'elle s'éloigna, à petite foulée gracieuse, avant de se faire happer par le premier méandre de la rive habillée de joncs. Sa plume plantée en l'air, il songea un bref instant à ce qu'ils auraient pu se dire, échangeant des banalités ou bien abordant des sujets pointus et passionnants, la littérature, la musique ou encore la cosmologie ou la physique quantique. Puis il se leva, s'étira timidement et s'en retourna vers sa solitude quotidienne.

Ce n'est que le neuvième soir après que le facteur lui eut déposé l'étrange pli qui le troubla tant que Gus trouva le courage de remettre la main dessus. Fouillant la brassée de feuillets trônant sur le bureau, il s’empara de la lettre qui, déjà, commençait à jaunir. Il se prépara un thé noir avant de se confronter à ce mystère. Armé de son mug, Gus s'enfonça dans son fauteuil, improbable soldat solitaire se terrant dans sa tranchée. Après une poignée de secondes hésitantes, l'enveloppe éventrée par un index fébrile accoucha d'un unique folio à quadrillage, de ceux sur lesquels il aimait coucher ses rêves et ses histoires. Sa propre écriture dansait sur le papier, le doute n'était pas permis.



Cher toi,


J'imagine aisément la surprise qui sera la tienne lorsque tu liras ces quelques lignes.


Je vais te rassurer immédiatement. Tout va pour le mieux. Plus exactement, tout ira pour le mieux, si tu y mets du tien. Ayant, plusieurs années en arrière, suivi tes conseils, je profite de la vie, j'en jouis à chaque minute, la savoure gorgée après gorgée. Et je voudrais que tu en fasses autant. Ne te refuse pas plus cette chance.


J'ai le plaisir de t'annoncer que j'ai publié il y a deux ans notre deuxième recueil de poèmes. Un recueil de nouvelles est parti ce matin chez notre « éditeur préféré ». Karl a beau être un sale con, il nous défend bien auprès du directeur. Et mon troisième roman, bouclant la trilogie des océnas, est presque terminé. Tu vois, tu es capable de devenir ce que tu souhaites. Ce ne sera pas facile, au début, pour moi, de vivre de ta prose, mais il faut persévérer. Ce sera payant.

Lance toi, abandonne ta peur, elle ne te sera d'aucun secours, surtout là où tu vas. Oui, je sais où tes pas te mèneront, puisque j'y suis.


Tu voulais une rencontre, de l'amour et de l'espoir. Cela fait deux mois que j'ai emménagé avec Elise, la jeune femme rencontrée il y a maintenant cinq ans sur ce banc, au bord de la rivière. Tu étais en train d'écrire un rêve. Elle s'apprêtait à faire un footing... Mais ne l’a jamais fait. Tu as su la captiver. Et je t’en remercie.


Une créature exquise, cultivée et drôle. Elle te fera rire. Et, si je puis me permettre, tu ne devras pas hésiter à la faire rire, elle adore. Mais il faut impérativement que tu oses. Prends confiance. Cesse d'hésiter. Vis tes rêves. Commence par finir ce que tu commences.


Aie foi en toi. C'est ce que tu n'as de cesse de répéter aux autres, leur prodiguant de sages conseils. Il est temps, désormais, que tu suives tes propres recommandations. Cesse de douter de tes capacités, elles sont infinies. Trace ton chemin, tu en es plus que capable.


Je crois en toi. 


PS : je sais que nous tenions particulièrement à ce vieux mug dans lequel nous buvions le thé. Je connais quelqu'un qui t'offrira le même, dans quelques temps.


Le papier glissa jusqu'au sol, aussitôt rejoint par un mug volant en éclats, fleur blanche s'épanouissant sur le carrelage dans une gerbe de porcelaine et de liquide brun.

La jeune femme... Il aurait bien voulu, mais il s'en était senti parfaitement incapable. La scène était pourtant déjà écrite, le script avait été lu et relu. Chaque réplique, chaque mot réfléchi, pensé et répété. Seulement, l'acteur principal n'osait dépasser le stade de la figuration dans sa propre existence. Mille fois, le même fantasme avait été rejoué, mille fois, la même histoire inventée, la main tendue s'emparait du fruit du bonheur, l'inconnue résistant à la façon d'une forteresse, repoussant les assauts pour enfin succomber. Encore fallait-il se montrer courageux et partir à la conquête d'un cœur qui n'attendait certainement que d'être séduit.

Les jours d'après, il ne se passa rien. Son éditeur lui ayant signifié l’urgence de réécrire le dernier roman qu’il avait soumis à leur critique, Gus s’obligea à rester chez lui, peinant à la tâche, forgeron laborieux retravaillant un éternel bout de métal jusqu’à lui donner la forme voulue. L'apathie qui s'était abattue telle le couvercle d'un sarcophage sur la dépouille de l'optimisme finit par s'évaporer en même temps que la grisaille et les ondées. S'envolèrent peu à peu la teinte grise d'un décor passé à la mine de plomb, l'odeur de chien mouillé des transports en commun et la grogne des passants, maugréant et pestant contre la pluie insidieuse qui détrempait tout, même les sourires les plus convaincus. Le soleil redonna de l'espoir et l'envie de capturer la lumière et les couleurs, de raconter la beauté de chaque chose en cultivant des mots nouveaux sur les racines des anciens. S'équipant de son reflex, Gus chercha des points de vue dignes d'intérêt, scrutant les nuances, fouillant d'un œil avide de beauté les tonalités de la vie. Quelques photos furent réussies, à l'aune de ses exigences esthétiques. Au diable l’éditeur, il pourrait bien patienter quelques jours.

Gus retourna quelquefois au Magic Bench, comme il l'avait baptisé. Il s'asseyait sur le banc, lisant ou bien composant quelque histoire fantastique. De temps à autre, un reflet du soleil sur l'onde de la rivière lui faisait de l'oeil. Alors il relevait le nez, reprenant conscience de l'instant, tournait la tête à droite puis à gauche. Mais elle ne vint pas. Il se prit à calculer les probabilités que deux êtres se rencontrent deux fois au même endroit, s'ignorant mutuellement depuis toujours, ne sachant de l'autre que la possibilité, et encore... Il devait falloir une force colossale pour conduire deux destins l'un vers l'autre. Sur le grand disque galactique, Gus imaginait deux poussières, infimes particules élémentaires, propulsées par une force centrifuge irrésistible, s'éloignant inexorablement l'une de l'autre. Dans de telles conditions, l'idée d'un dieu ou d'une fortune ne pouvait qu'être le fruit de l'imagination peu fertile d'individus ayant renoncé à concevoir des causes infiniment grandes ou infiniment petites et qui leur échapperaient...

La semaine s'étira, puis une autre. Les pages de son roman noircissaient de corrections et d’ajouts. L’ouvrage progressait, mais bien lentement. A deux reprises déjà, l’éditeur l’avait rappelé, lui signifiant l’importance des délais à respecter, l’incitant à gratter douze heures par jour s’il le fallait. Alors Gus s’était recroquevillé chez lui, usant sa plume sur le papier, inventant, corrigeant, augmentant, faisant croître son prochain enfant, lui donnant son énergie et ses espoirs, s’oubliant pour lui donner vie et consistance.